Nous sommes B Corp et c’est pas top

En octobre 2023, noesya est devenue une entreprise B certifiée, l’aboutissement frustrant et décevant d’un chemin qui a duré plus de deux ans. B Corp “est une certification octroyée aux sociétés commerciales (à but lucratif) répondant à des exigences sociétales et environnementales, de gouvernance ainsi que de transparence envers le public. Cette dénomination est une abréviation de Benefit Corporation, désignant une société reconnue pour avoir des effets bénéfiques sur le monde, tout en étant rentable.”

noesya, une organisation compatible post‑croissance

Le projet politique de noesya est d’expérimenter et de documenter une organisation compatible post-croissance. Concrètement, si nous arrivions collectivement à ramener l’agitation économique sous les limites planétaires et à vivre dans le donut de Kate Raworth, si nous arrivions, après une phase salutaire de décroissance, à une phase d’économie post-croissance (dite aussi stationnaire, stable, d’équilibre), comment fonctionneraient les organisations ?

La décroissance est la réduction planifiée et démocratique de la production et de la consommation dans les pays riches, pour réduire les pressions environnementales et les inégalités, tout en améliorant la qualité de vie.

Timothée Parrique

Timothée ParriqueDocteur en économie, spécialiste de la décroissance

Quelles seraient leurs structures juridiques ? Leurs fonctionnements internes ? Leurs relations avec d’autres organisations ? C’est à ces questions que nous avons décidé de répondre en créant noesya, et pour cela, nous avons intégré le référentiel “B impact assessment” dans notre boîte à outils. 

Le processus de certification, entre Kafka et Graeber

En 2021, nous avons rempli l’évaluation en ligne en fonction de ce qui nous paraissait souhaitable, puis nous avons payé 500 € pour obtenir le statut “B Corp pending” pour indiquer que notre certification était en attente. En effet, il n’est pas possible d’être certifié avant le premier exercice. L’évaluation se fait via un outil en ligne à l’ergonomie approximative : les interfaces sont confuses, les critères très nombreux, la structure de fonctionnement est difficile à saisir, notamment l’articulation entre les différents concepts (pistes, paramètres, évaluation, divulgation, opérations, IBM). Pour ce simple exercice de style, purement déclaratif, il a fallu 4 mois de traitement administratif. À cette étape, nous avions un score de 112, très au-dessus du seuil de 80 mais déjà assez décevant. 

Un an après, notre premier exercice terminé, notre premier bilan établi, notre premier rapport d’activité publié, nous souhaitons passer à la certification. Le 2 janvier, nous envoyons ce mail au B Lab : “Nous avons maintenant un peu plus d'un an, peut-on enclencher le processus pour devenir B Corp tout court ?”. Et là commence une séquence surréaliste, qui a duré jusqu’en mai... Le B Lab nous a forcé à retirer le logo B Corp Pending de notre site parce que nous n’avions pas fait la demande de certification moins d’une année après l’obtention du statut pending. Malgré l’absence de notification pour nous indiquer cette démarche, malgré la possibilité de premier exercice social jusqu’à 24 mois, malgré notre bonne foi, la bureaucratie a parlé. Passons... Nous payons les 250 € de frais et démarrons l’évaluation.

L’impact que nous avons par notre travail bénévole ne compte pas, parce que ça ne se traduit pas dans notre chiffre d’affaires

Nous entamons la certification par la pré-évaluation, avec une personne anglophone que nous ne rencontrerons jamais, pas même par téléphone ou en vidéo-conférence. Cette étape consiste à demander des justificatifs pour les différentes réponses, et à décocher certaines réponses en fonction de l’interprétation des critères. La personne ne sait pas ce qu’on fait et tente d’évaluer par le prisme de documents administratifs si l’on est conformes. Nous avons alors eu la surprise de ne pas être une entreprise détenue par les collaborateurs, ce qui nous a valu 14,4 points de moins. Pourtant, nous sommes une SCOP, mais le B Lab ne sait pas ce que c’est. Après (longue) explication, ça ne convient pas parce que tous les sociétaires sont cadres. 100 % du capital de noesya appartient aux salariés. Nous avons établi une période de 3 ans avant qu’un salarié puisse devenir sociétaire. Du fait de notre grille de salaires, tout le monde est cadre, sauf les personnes en alternance. La grille B Corp ne prévoit pas ce cas, donc nous ne sommes pas “worker owned business”. Par ailleurs, l’impact que nous avons par notre travail bénévole ne compte pas, parce que ça ne se traduit pas dans notre chiffre d’affaires. Petite anecdote, nous assurons la maintenance du site Ensemble à Table, un commun numérique sectoriel qui valorise l’artisanat fabriqué en France, et que nous avons développé avant de créer noesya. Cela ne compte pas non plus, parce que nous sommes sous-traitants. 

Nous passons ensuite à l’évaluation, avec une personne francophone. Cela fonctionne par des échanges de commentaires sur la plateforme Web, qui visent principalement à respecter les formalismes attendus et à fournir des références précises à des documents. Nous aurons en tout et pour tout une heure de vidéo-conférence. Aucun entretien interne, aucune évaluation de notre activité par des personnes du domaine, aucun entretien avec des organisations clientes ou partenaires. Juste une litanie de cases à cocher et de commentaires dans une interface pénible. Il a fallu expliquer le fonctionnement de la sécurité sociale en France, trouver un document indiquant que les personnes employées moins de 20 heures par semaine pourraient bénéficier de la mutuelle dès le début de leur contrat, convertir en heures dans un tableau Excel spécifique le nombre de jours de travail bénévole et ré-expliquer ce qu’est une coopérative.

Après l’évaluation, il y a une étape de vérification qualité dont nous n’avons pas compris la teneur. Enfin, en octobre, après 10 mois d’échanges laborieux, nous sommes certifiés. Il reste à payer les 1500 € de frais de certification annuels prévus.

Numérasse et cécité

Logiciel libre, accessibilité, souveraineté, sobriété, réduction de la fracture numérique, low tech, égalité, nous n’en parlerons jamais. Qu’il s’agisse du commun numérique Osuny auquel nous avons consacré plus de 1000 jours de travail bénévole, du dictionnaire du climat des Nations Unies, du site de l’association Bonnes notes, de l’African Futures Lab du MIT, du site du festival Alt Shift ou de l’Observatoire de la Post-Croissance et de la Décroissance (OPCD), du site de l’IUT Bordeaux Montaigne, rien ne sera jamais même évoqué. Rien non plus sur la limitation des écarts de revenu. Et sur les sujets réellement problématiques chez nous, comme la parité et l’inclusion (4 hommes blancs fondateurs, désolé, c’est lamentable), rien non plus. Pour B Corp, cela n’est pas très important.

B Lab a mis en place un corpus de règles et de critères extrêmement bureaucratique, qui arrive à passer à côté de ce qui compte vraiment : que fait l’entreprise ? Comment le fait-elle, dans la réalité ? C’est de la paperasse numérique, de la numérasse, permettant à des organisations qui ne devraient pas avoir le droit d’opérer (coucou Nespresso !) de mettre en place une bureaucratie en miroir, qui masque la réalité. Le B Impact Assessment ne regarde jamais le fond, ni les fins, ou alors de façon très maladroite et alambiquée. C’est un indicateur qui révèle des choses qui ont peu d’importance, et qui ne voit pas les choses fondamentales. 

Mieux que B Corp ? A Org !

Pendant cette expérience décevante, nous avons produit une réponse mi-sérieuse mi-bouffonne : A Org. Édouard Jourdain, docteur en études politiques de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), auteur du Que sais-je ? sur “Les communs”, de “Quelles normes comptables pour une société du commun ?” ou de “Géopolitique de l'anarchisme, vers un nouveau moment libertaire” et Arnaud Levy, co-fondateur de noesya, ont écrit une charte en 6 points : la transparence, les modes de décision directe, la copropriété des moyens de production, la limitation des écarts de revenu, la préservation du vivant, l’égalité entre les personnes.

Pour appliquer cette charte, une certification très inspirée du B Impact Assessment, mais à l’envers. D’abord c’est 0 € : la certification est gratuite, et le restera. Ensuite, c’est auto-évalué, sans grille de critères autre que la charte : les organisations auto-évaluent leurs pratiques avec sincérité et honnêteté. Enfin, c’est libre : les organisations certifiées A Org utilisent la certification comme elles le souhaitent.

noesya est donc la première A Org, et pour l’instant la seule. Toutes les organisations qui se reconnaissent sont les bienvenues ! C’est certainement inutile, mais c’est rigolo.

Et après ?

Nous ne souhaitons pas rester sur ce constat, et nous voyons deux axes de progression.

D’abord, en interne, nous avons pris contact avec les SCOPains et SCOPines de Air Coop, qui a réussi à obtenir 137 points. La présence de B Leaders dans l’entreprise n’est certainement étrangère à cette bonne maîtrise du référentiel... Nous allons donc leur demander de nous accompagner pour nous améliorer, tant dans nos pratiques que dans notre score. On peut faire mieux, à tous points de vue.

Enfin, en externe, B Lab est en train de refondre la certification. On peut aider sur deux plans : le numérique d'intérêt général, et les organisations post-croissance. S’ils et elles décident d’aller vers plus d’exigence, nous nous tenons à disposition pour donner un point de vue radical, et contribuer à un référentiel plus simple et plus pertinent. 

Arnaud Levy

Co-fondateur de noesya, maître de conférences associé et directeur des études à l'IUT Bordeaux Montaigne